Culpabilité, quand tu nous tiens

Mise en ligne: 17 août 2015

Les ONG jouent-elles sur la mauvaise conscience des citoyens pour les motiver à agir pour les pays du Sud ?, par Edwige Godelet

Sans remettre en cause l’efficacité du travail fourni par certaines ONG de développement dans le Sud, sur le terrain ou dans le cadre de leur mission de sensibilisation des citoyens, nous pouvons être interpellés et poussés à réfléchir sur les arguments peu pertinents ainsi que sur l’opinion moralisatrice et péjorative véhiculés dans certains messages médiatiques de ces ONG. En effet, une des manières de motiver les citoyens à agir pour les pays du Sud et de les sensibiliser sur les problèmes de développement que connaissent ces pays est de jouer sur leur mauvaise conscience.

Intrigués, nous nous sommes principalement interrogés sur l’efficacité, en termes d’adhérence et d’engagements directs du public, de ce type d’interpellation médiatique insidieuse qui suscite sa mauvaise conscience ou son sentiment intérieur de culpabilité. Nous étions aussi sceptiques quant à la nature du lien qui unit, dans une optique d’éducation au développement, la culpabilité et la responsabilité. A priori, nous postulions que l’éducation des citoyens aux réalités socio-politiques, économiques et culturelles qui éloignent de plus en plus les pays du Nord des pays du Sud ne peut passer par des sollicitations humanitaires culpabilisantes.

Dès lors, notre objectif est de déterminer et d’évaluer les différentes stratégies culpabilisantes utilisées par les ONG de développement pour sensibiliser ses publics à agir en faveur des relations Nord - Sud. A la suite d’un travail de lecture exploratoire, quatre composantes de culpabilité ressortent clairement : la culpabilité existentielle, la culpabilité par perpétuation, la culpabilité politique et la culpabilité par omission. Nous avons considéré ces quatre composantes de culpabilité comme des stratégies de culpabilisation utilisées par les ONG pour susciter la mauvaise conscience du public et sa participation à l’opération humanitaire. Ces quatre types de culpabilité sont hiérarchisés de manière à faire ressortir clairement le degré d’intériorité qui est ressenti par la personne jugée coupable et la gravité des reproches qui lui sont adressés. Chacune de ces quatre stratégies culpabilisantes peut être définie par deux critères : le critère thématique et le critère temporel. Nous entendons par critère thématique le fait que le contenu sémantique de la sollicitation diffère en fonction des reproches qui sont adressés au public. Nous entendons par critère temporel le fait que chaque sollicitation peut être située sur une ligne du temps. Les différents contenus sémantiques ont des origines temporelles différentes.

1. La culpabilité existentielle : Nous pourrions parler d’angoisse devant le « péché originel » qui pèse sur l’existence de chaque homme. A travers leurs messages médiatiques, les ONG insistent surtout sur le fossé qui sépare le Nord et le Sud. Les destinataires sont alors conduits à comparer leur mode de vie et leurs besoins à ceux des pays en voie de développement. La personne est, consciemment ou inconsciemment, conduite à évaluer sa propre vie, son bien-être, sa réussite sociale par rapport aux injustices mondiales et le mal commis dans le monde en sa présence.

2. La culpabilité par perpétuation : Les ONG essayent d’insuffler aux citoyens une mémoire historique en rappelant les événements historiques qui ont construit la société dans laquelle ils vivent aujourd’hui. En effet, chacun d’entre eux retire encore aujourd’hui un profit des inégalités sociales, politiques et économiques que le Nord a instaurées à travers ces derniers siècles. Ils se trouvent dès lors responsables des choix stratégiques passés qui continuent à creuser le fossé qui sépare le Nord et le Sud.

3. La culpabilité politique : C’est la responsabilité politique du citoyen qui est mise en cause. En tant que citoyen d’un Etat démocratique, chaque individu a le pouvoir mais aussi le devoir de participer à la vie politique de son pays car il a le pouvoir de faire changer les choses. Dès lors, il doit assumer les conséquences des actes accomplis par ses dirigeants politiques car il a les moyens matériels (en signant une pétition, en votant, en faisant entendre sa voix, en participant à des manifestation) de contrer les obstacles qui empêchent aujourd’hui le développement du Sud. La responsabilité politique des citoyens est quotidienne. Elle se vit jour après jour et c’est dans le futur qu’on en retirera les profits. Les résultats des actions politiques menées aujourd’hui sont donc à rechercher dans le plus long terme. Elles n’ont pas d’effets visibles immédiats.

4. La culpabilité par omission : Du fait de la grande présence des médias dans le quotidien des citoyens, ils sont censés connaître les graves difficultés que rencontrent les pays du Sud. Les situations de crise et d’urgence sont immédiatement perceptibles par le spectateur. Dès lors, plus qu’un sentiment d’impuissance, un sentiment de culpabilité immédiat peut les submerger s’ils n’agissent pas face aux drames présentés, drames pour lesquels les messages humanitaires leur proposent pourtant une action efficace et faisable pour les combattre. Il faut donc agir tout de suite car après ce sera trop tard.

Lors de l’analyse d’un corpus de dix-sept affiches d’ONG , nous nous sommes rendu compte que les destinataires n’étaient pas considérés comme de purs spectateurs d’images. Ils ont un rôle actif dans la coopération au développement, contrairement aux pouvoirs publics nationaux et internationaux qui, eux, ne sont jamais cités. Les firmes et les institutions financières internationales sont les « non-acteurs » de développement. Elles sont bien souvent considérées comme des obstacles au développement. Les pays du Sud sont des acteurs en puissance. Ils aimeraient bouger, mais ils ont « les pieds liés ». Ces interpellations médiatiques placent donc les citoyens destinataires de ces messages dans une position particulière. Ils seraient, aux côtés des ONG, les seuls acteurs de développement capables de faire changer les choses.

1. Culpabilité existentielle : Réveillés par leur conscience, ils se trouvent à devoir juger leur propre existence de « riches ». Le hasard est de leur côté. Que feraient-ils sans lui ?

2. Culpabilité par perpétuation : Les événements passés reviennent en mémoire. Ils ne peuvent les oublier. Leur dette historique et morale vis-à-vis du Sud est mise en avant dans ces messages.

3. Culpabilité politique : Leur responsabilité de citoyen, c’est-à-dire leur pouvoir de faire bouger les choses par leur voix ou leur vote, est mise en avant. Leur pouvoir devient un devoir.

4. Culpabilité par omission : L’obligation morale d’assistance à personne en danger est prépondérante. Il y a urgence, ils ne peuvent pas ne pas agir.

Considérés par les ONG comme des acteurs de développement, il nous semble pourtant, de manière générale, que les citoyens européens sont dans l’impossibilité de répondre adéquatement à leurs demandes d’engagement en faveur d’une solidarité Nord- Sud. Par exemple, certains messages leur demandent de prendre en main l’avenir du Sud ou l’avenir de la planète. De plus, nous pensons que les modalités d’actions qui leur sont proposées par les ONG, qui se résument très souvent à un don financier, ne sont pas non plus suffisantes pour qu’ils puissent accomplir l’action sollicitée.

C’est pourquoi nous pensons que les destinataires, confrontés à ces deux réalités qui ne leur permettent pas de donner une réponse satisfaisante aux sollicitations des ONG, pourraient se trouver paralysés par la culpabilité ou les remords comme ils pourraient rejeter ou minimiser le rôle qui leur est attribué à travers ces sollicitations.

De plus, nous pensons que les sollicitations humanitaires seraient plus efficaces si elles invitaient les destinataires à raisonner sur ce qui dépend vraiment d’eux. C’est la seule manière, selon nous, de les responsabiliser sans les enfermer dans une culpabilité angoissante stérilisant leurs possibilités d’action en faveur d’autrui. Mais, comme nous l’avons vu, la répartition des rôles est telle que les destinataires portent sur leurs épaules les fautes et les erreurs passées, présentes et même celles à venir.

D’un point de vue communicationnel, la plupart des messages favorisent un dialogue à sens unique. Le ton moralisateur et autoritaire des ONG que l’on peut percevoir dans la plupart des messages, ne semble pas permettre aux destinataires de se décentrer suffisamment afin de percevoir ou de réfléchir aux diverses possibilités qu’ils ont d’agir en faveur du Sud à partir du Nord.

En effet, l’argent des Européens semble être le moyen salvateur premier pour aider les pays en voie de développement. Des démarches « intellectuelles » ou collectives sont rarement sollicitées. En ce qui concerne la demande explicite des ONG aux citoyens de prendre leurs responsabilités en faveur d’un monde meilleur et plus juste, il nous semble, à travers certains messages, que nous pouvons percevoir les limites de cette demande. En effet, si être responsable veut dire être garant de la dette d’un autre ou prendre en main l’avenir des pays du Sud, il nous semble qu’une relation de dépendance ou de pouvoir entre les deux hémisphères peut s’inscrire dans l’inconscient des destinataires.

Pourtant, il devrait revenir à chaque homme (c’est son droit et son pouvoir) de prendre personnellement les décisions qui concernent son avenir afin de ne pas tomber dans ces relations symétriques. Comme nous l’avons déjà écrit plus haut, les citoyens seraient donc investis, contrairement aux citoyens du Sud, d’un pouvoir de développement. Le Sud, ce sont des nations à assister, nations qui n’ont pas d’argent et qui ne disposent pas des moyens élémentaires de subsistance. « Que feraient-ils sans les pays du Nord ? ». C’est une question que pourraient se poser bon nombre d’Européens en lisant ces messages.

Pour conclure, il ne nous est pas paru évident de pouvoir choisir pour l’une ou l’autre stratégie de culpabilisation médiatique. Néanmoins, l’une des quatre stratégies semble être compatible avec les objectifs d’éducation au développement du public occidental que se sont fixés certaines ONG de développement. En effet, la culpabilité politique amènerait certainement plus logiquement les destinataires des messages humanitaires vers une plus grande responsabilisation. Il est beaucoup plus aisé, à travers cette thématique, de leur demander d’agir activement que ce soit par le vote, par la signature de pétitions, par la participation à des marches de solidarité, par la consommation de produits équitables, etc, et de les amener à réaliser que leurs actions ont réellement un poids décisif. Bien plus que des dons financiers, ces différentes actions, qui sont possibles si on appelle le citoyen à agir en tant que tel, peuvent aussi avoir des impacts à beaucoup plus long terme sur l’engagement des destinataires.

Pourtant, il reste encore à évaluer de manière empirique ces différentes considérations si l’on veut réfléchir aux moyens de rendre les communications humanitaires plus efficaces.