Parler du Sud demande de l’expérience et une bonne connaissance du terrain.
Qui peut mieux nous raconter l’Afrique que les Africains ?, par Samy Hosni
2001, festival de la bande dessinée d’ Angoulême. Le jury unanime couronne l’oeuvre de Jean-Philippe Stassen, Déogratias [1]. Cette histoire d’amour entre adolescents hutus et tutsis constitue l’un des meilleurs récits sur le génocide rwandais. Considérée à tort comme un art mineur, la bande dessinée peut parfois nous faire vivre intensément un évènement et nous peindre une histoire de manière étonnamment réaliste. Elle a également le pouvoir de fasciner les jeunes générations et peut donc se transformer en un fantastique outil pédagogique. Preuve en est la sortie récente de documents éducatifs sur deux bandes dessinées traitant du racisme et du métissage culturel [2].
Pourtant las est de constater que des oeuvres aujourd’hui hautement reconnues ont propagé une vision peu objective de l’Afrique. Le maître belge du genre, Hergé, a véhiculé sa vision paternaliste du « continent noir et sauvage » dans Tintin au Congo. Proche des milieux catholiques et conservateurs, il n’a pu se dépêtrer de sa culture faite de clichés et de préjugés : les Africains sont pour Tintin de petits enfants qu’il faut civiliser. Les œuvres d’Hergé d’avant-guerre sont une succession de stéréotypes ridicules, technique très prisée pour « idéaliser » un personnage de BD mais désastreuse sur le plan pédagogique. Après s’être fait taper sur les doigts par la justice belge en 1945 pour sa collaboration au journal Le Soir confisqué par les nazis, Hergé prit un virage à 180 degrés en transformant son héros à la houppe : fini le boy-scout catho, bonjour le rédempteur des opprimés. Tintin au Tibet, l’antithèse de ces premières œuvres, constitue à ce titre une superbe fable sur l’amitié entre deux personnages issus de cultures différentes. Hergé a cette fois-ci évité les écueils racistes qui jalonnent ses débuts…
Sous les baobabs, on planche…
On le voit, parler du Sud est une tâche difficile qui demande de l’expérience et une bonne connaissance du terrain. Qui peut donc mieux nous raconter l’Afrique que les Africains ? Mal connue chez nous, la bande dessinée noire est pourtant en plein essor de Dakar à Kinshasa. Malheureusement, cette incroyable vitalité bute sur le manque d’argent comme l’explique le dessinateur congolais Barly Baruti : « Comme dans bien d’autres domaines, ce sont les moyens matériels d’une vraie professionnalisation qui font défaut : formation, production, diffusion. Mais le talent éclate partout, au Sénégal, au Gabon, en Côte d’Ivoire ». En Belgique, Baruti a dû se battre contre certains clichés tenaces : « Pour en venir à la BD, ce ne fut pas facile : les gens s’attendent tellement à ce qu’un Africain fasse de la musique ou de l’art africain. Plus globalement, je fus agacé par les stéréotypes que l’imaginaire européen trimbale sur l’Afrique : Non, on ne meurt pas tous de faim, les éléphants ne se promènent pas non plus librement en pleine ville ». Pour pouvoir toucher le marché européen, les héros de sa série « Mandrill » sont tous blancs. « Si je ne dessinais que des Africains, dans les villes et les villages en Afrique, mes albums n’auraient pas autant de succès en Europe », confie-t-il.
Autre problème de taille pour un dessinateur ambitieux : « Au Congo, une bande dessinée se donne souvent gratuitement mais s’achète difficilement ». Il y a 20 ans, Baruti avait lancé sa carrière grâce à un album sur la protection de l’environnement africain : Le temps d’agir, publié par la Coopération belge à destination des écoles de notre pays. Depuis il parraine plusieurs évènements comme les journées africaines de la BD à Libreville et fait la promotion des jeunes auteurs africains. Avec le Camerounais Simon-Pierre Mbumbo il a été le coordinateur du collectif A l’ombre du baobab. Le but était de réunir une trentaine d’auteurs originaires de dix pays différents pour qu’ils puissent parler en images de leurs problèmes. Sous-titrés « des auteurs de bande dessinée africains parlent d’éducation et de santé », dix mille exemplaires ont été distribués dans les écoles françaises. Les planches ont également fait un périple dans tout l’hexagone. Lors de chaque étape, des ateliers avec les dessinateurs ainsi que des séances de sensibilisation avec des ONG locales étaient organisés. Cet étonnant projet a permis d’ouvrir les élèves à certaines réalités (pauvreté, enfants-soldats, excision, sida) d’une manière originale et efficace.
Goorgoorlu, le phénomène sénégalais
A côté de ces nombreuses expositions itinérantes et des initiatives qui s’adressent à un public surtout européen, on retrouve une BD populaire destinée aux Africains et qui a la particularité de parler de leur quotidien. Le héros local auquel s’identifient les Sénégalais s’appelle Goorgoorlu (« se débrouiller » en wolof) . Apparu à la fin des années quatre-vingt dans Le Cafard libéré, le personnage d’Alphonse Mendy (alias T. T. Fons) a vite conquis un large lectorat pour terminer il y a quelques mois en dessin animé à la télévision sénégalaise. Il bat tous les records d’audience.
« Goorgoorlu c’est le cri du peuple », s’exclame une serveuse dakaroise dans Le monde diplomatique. Il est vrai que beaucoup de Sénégalais se retrouvent dans ce héros haut en couleur. Après avoir perdu son emploi lors du premier plan d’ajustement structurel imposé par le FMI, Goorgoorlu, père de trois enfants, tombe dans la débrouille pour assurer la « dépense quotidienne » (la DQ), l’argent nécessaire pour pouvoir manger tous les jours. Diek, sa femme, n’est pas en reste : elle mène la vie de nombreuses Sénégalaises qui travaillent dur sans rechigner. Sur un ton humoristique, Goorgoorlu se retrouve dans plusieurs situations familières auxquelles peuvent s’identifier tous ses fans : le job trouvé au petit bonheur la chance pour quelques heures, les enfants qui veulent partir à l’étranger, le filou qui vend des médicaments frelatés, la hausse catastrophique des prix. Entre ses soucis quotidiens, le harcèlement d’Abdallah à qui il doit de l’argent, l’oncle qui vient du fond de la brousse et à qui il ne peut rien refuser ou son ami Tapha qui débarque toujours à l’heure du souper, Goorgoorlu se démène comme un beau diable pour nourrir sa famille. Son style simple, sa récente consécration télévisuelle et son scénario écrit en francowolof ont fait de Goorgoorlu , le premier héros populaire sénégalais. T. T. Fons a réussi son pari de peindre la société sénégalaise avec énormément d’ironie. Une belle preuve de réussite pour la bande dessinée africaine qui, on l’espère, franchira les frontières européennes dans les prochaines années.