Le goût des autres

Mise en ligne: 12 juillet 2012

Les Nicaraguayens sont-ils plus attentistes que les Luxembourgeois ?, par Bernard Duterme

Juste une scène à vous raconter, une cène obscène. Elle se passe un soir de novembre 1999 au Nicaragua, un an après l’ouragan Mitch. Autour de la table, six expatriés : cinq Belges et une Luxembourgeoise. Deux sont journalistes ou plutôt grands reporters. L’un pour le journal télévisé d’une importante chaîne de télévision, l’autre, une femme, pour un hebdomadaire grand public. Ils sont là —sept jours— parce que l’Unicef, soucieuse de faire parler d’elle à l’occasion du dixième anniversaire de la Convention des droits de l’enfant, leur a payé le voyage. Ils avaient le choix du pays... à la condition tacite qu’au retour ils traitent, l’un et l’autre dans leur média respectif, des difficiles conditions de vie des enfants sur place et du travail développé par la vénérable agence onusienne pour y remédier. Ils ont choisi le Nicaragua. Le premier y est déjà passé une fois dans les années quatre-vingt, la seconde découvre.

Ce soir donc, ils sont reçus par un jeune couple d’expatriés qui vit au Nicaragua. Lui est un ancien collègue du journaliste TV, un bourlingueur professionnel qui a couru le monde, caméra au poing, dans les avions de MSF, et qui s’est posé à Managua. Quant à elle, elle est responsable là-bas de la Coopération officielle luxembourgeoise. Autour de la table, aux côtés de ce couple et des deux journalistes, on trouve encore le « caméraman-preneur de son-technicien » du grand reporter et, pour compléter le tableau, le représentant d’une ONG belge de passage au Nicaragua pour vérifier si, un an après Mitch, l’argent envoyé a été bien utilisé. Étiqueté pour l’occasion « expert Amérique centrale », ce dernier a été invité à la table tropicale du couple belgo-luxo pour aider les deux journalistes à faire le point sur la situation « sociopolitique » du Nicaragua...

L’endroit est superbe. Retirée, protégée et perchée sur les hauteurs aérées de l’étouffante et moite capitale du Nicaragua, la maison n’a rien à envier aux imposantes villas de la grande bourgeoisie locale. On y déguste des mets fins entre gens biens. L’hôtebourlingueur, fils de gastronomes, est aussi cordon bleu. L’employée nicaraguayenne a pu se retirer, c’est lui-même qui a préparé le gueuleton. « La culture culinaire locale est en dessous de tout, mais la variété d’épices est impressionnante. J’adore m’amuser à les mélanger ». Ca tombe bien, le journaliste TV est un gourmet, il va essayer de toutes les reconnaître.

L’arrangement intérieur du pavillon vaut le coup d’oeil. « A la fois sobre et cossu ! » Le meilleur de l’art local mélangé à l’indispensable importé. Un rideau de billets de banque du monde entier — Somalie, Liberia, Panama... — donne le tournis aux abords d’un coin salon accueillant. L’ensemble de la résidence est ainsi constitué d’une succession d’espaces faciles et confortables, difficiles à imaginer dans ce pays. « J’achète par internet à Miami. En deux ou trois heures, c’est là ». On le savait, s’expatrier en Amérique centrale, c’est aussi se donner la possibilité de gagner quelques degrés sur l’échelle sociale.

Difficile dans ce contexte d’en venir au thème du jour —la situation des gosses au Nicaragua, ses causes et ses remèdes...—, alors qu’on a encore tant de choses à se dire, tant d’attention à honorer : s’extasier d’abord devant les aventures du maître de maison - de son reportage périlleux dans une mine d’or jusqu’à son restaurant « nouvelle cuisine » destiné aux fines fourchettes de l’élite locale et des corps diplomatiques, mais qui a dû fermer, victime de son succès ; épuiser ensuite le sujet de l’établissement thermal de remise en forme que sa femme, la coopérante officielle luxembourgeoise, rêve d’ouvrir ; sourire aussi des accents wallons restitués, à un océan de distance, par les micros-trottoirs du JT belge diffusé par TV5 ; compatir encore avec les deux journalistes-grands reporters un peu honteux d’avoir échoué la veille dans un MacDo du centre ville, au terme d’une journée de campo éprouvante à bord des 4x4 de l’Unicef, etc.

Et puis, tout d’un coup, sans que l’on sache trop pourquoi, à l’heure des alcools subtils et des enivrantes volutes des herbes locales, la discussion va basculer dans l’autre réel, celui dont on parlera de retour en Belgique à des centaines de milliers de téléspectateurs et à des dizaines de milliers de lecteurs et de donateurs, de ce Nicaragua-là revenu à l’ordre du jour le temps d’une urgence, à la faveur d’un ouragan spectaculaire, et aujourd’hui retombé dans l’oubli. Misérabilismes, clichés, solutions toutes faites, révoltes, fatalismes, en une demi-heure d’altruisme débridé et de suffisance naïve, tout va y passer :

— J’ai parcouru l’Afrique dans tous les sens, mais je n’ai jamais vu ça, dira le journaliste. L’injustice crue, le dénuement, le chacun pour soi. Ce gouvernement est un repaire d’assassins.

— J’ai rencontré un enfant amputé d’une jambe. Pour avoir droit à la paire de prothèses, il est allé se faire sauter la deuxième jambe sur une mine, surenchérira sans rire l’hôte-baroudeur, plus sobre que jamais.

— Je ne suis pas sûre que cela soit une affaire d’injustice, contestera la fonctionnaire de la coopération luxo. Les Nicaraguayens sont aussi très passifs. Il n’y a peut-être pas d’instituteurs dans les villages que vous avez visités, mais le ministère de l’éducation que nous aidons ne parvient pas à dépenser tout son budget. Il y a donc un problème. Les gens à la base sont trop attentistes.

— Je reste quand même assez sceptique vis-à-vis de tous ces projets de développement venus d’en haut, osera la journaliste. Il faut partir des gens et de leurs capacités d’initiative.

Séduit par l’invité, le représentant de l’ONG belge ira lui aussi de sa vérité : « Les causes de la pauvreté au Nicaragua sont d’abord sociopolitiques et pas culturelles. Les Nicaraguayens ne sont ni plus ni moins attentistes que les Luxembourgeois... ».

Mais c’est le cameraman-technicien, discret jusque-là et passablement éméché par le Flor de Caña, qui aura le mot de la fin : « Donc demain, si j’ai bien compris, on fait vite le sujet putes, et puis hop, à la mer ! ».

Le lendemain en effet, c’est le Mercado oriental et ses gosses prostitués qui sont au programme des journalistes, après quoi, ces derniers bénéficieront d’un week-end de farniente bien mérité, sur une plage du Pacifique. Loin, très loin de la populeuse Managua.